Ma mère, sa chienne et le virus...

  • 13 Août 2020
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Ses filles vivaient leur vie au loin, alors sa maison, sa chienne Diana, son jardin, ses poules et ses voisins et amis...rythmaient son quotidien.
 « Aujourd’hui » ressemblait à « hier ». Le bonheur peut être simple

Chaque après-midi, les parties de Triomino avec les voisins, avaient remplacé celles de Scrabble car si des lettres comptaient toujours double, les mots ne s’écrivaient plus.

Depuis quelques années un bandit : « Al Zheimer » lui volait sa mémoire et grignotait son autonomie, mais n’entamait pas sa résistance, la force qu’elle puisait dans ses routines quotidiennes, dans son environnement. Elle était en mode « automatique » et gardait une certaine autonomie qu’elle revendiquait haut et fort.

Sa détermination était connue : personne ne l’arracherait de sa maison, elle n’irait jamais en maison de retraite, elle mourrait là ! Dans sa maison, dans son quartier du village, dans la région de Bourgogne qu’elle avait et qui l’avait adoptée.

Elle serait accompagnée dans sa dernière demeure par sa famille et tous ces amis. Seules ses cendres, puisqu’il est interdit de les mettre dans son jardin, rejoindraient sa région natale dans le sud de la France. Tout était clairement établi.

Dommages collatéraux...

Un virus en a décidé autrement...Au Monopoly du confinement, on va directement dans la case prison pour passer par la case départ et mais toucher le bonus...

Alors, non, à lui aussi elle a résisté..., C’était une vraie guerrière ma mère, pas un minable virus qui allait la faire tomber ! Il l’a eu de manière bien plus vicieuse...

Il s’est fait complice du voleur de mémoire, Il l’a isolée avec la bénédiction d’un tyran nommé « directives de confinement ».

Les voisins aussi se sont retrouvés dans cet isolement, leurs enfants, à distance, ont dit « Ne sors plus, reste à la maison, tu es en danger ». Terrorisés ils ont obéi. Fini le Triomino quotidien.

On ne choisit plus sa mort, on crève de solitude, d’isolement, ça fait moins de bruits, moins de chiffres, ça donne bonne conscience...

Ma mère, elle, elle continuait à se préparer chaque début d’après-midi pour les recevoir. Tous les jours, à 900 km de distance, je lui expliquais « ils ne peuvent pas venir, personne n’a le droit de sortir, d’aller chez les voisins, il y a un virus qui tue beaucoup de monde, tous les gens ont peur, c’est pour ça que personne ne peut venir ».

La visite quotidienne d’une infirmière, d’une aide familiale, ne compensait pas cette perte de repère terrible. Dans les 5mn, elle ne se souvenait plus de l’histoire du virus, « confinement » n’avait aucun sens.

Il ne restait que la solitude dans l’incompréhension, le sentiment d’être rejetée sans en connaître les raisons. Elle a décliné en quelques jours, refusant de s’alimenter.

Il a fallu la faire hospitaliser d’urgence. Des silhouettes apocalyptiques l’ont embarquée dans une ambulance. Son esprit a chaviré, ses voisins, depuis le perron de leur villa, catastrophés, effrayés, désespéré sont restés traumatisés par la violence de ce départ. 50 ans de proximité, ça crée des liens quand même...

Séjour à l’hôpital, Bourgogne zone rouge, qui croulait sous les cas de coronavirus. Visites interdites, tout le monde masqué, le bandit « Al zheimer » a gagné, elle a basculé : perdue, apeurée, solitude totale car même les appels téléphoniques de tous ne restaient pas dans sa mémoire.

L’irréparable a eu lieu, le verdict implacable est tombé « Retour impossible à la maison ».

Elle a été transférée dans sa région d’origine, à 500km de là, dans un Ehpad, près de l’une de ses filles qui n’a même pas pu la voir, « quarantaine » oblige...

Chaque jour elle exprimait son désir de mourir. Elle voulait partir vite, sa souffrance morale était pire que la souffrance physique du cancer fulgurant découvert lors du séjour à l’hôpital

Elle est morte seule, sans revoir sa famille, sa maison, son chien, ses amis...

Loin, si loin de sa maison, de sa vie, des siens...Ses cendres ont été déposées sur la tombe de ses parents, dans le sud de la France.

Munis des précieux laissez-passer de déplacement à plus de 100km, nous avons dû « sélectionner » le nombre de personnes de la famille autorisées à assister à une petite cérémonie d’incinération, notre peine dissimulée derrière les masques imposés.

Irréaliste, sentiment d’être acteurs d’un mauvais film apocalyptique.

Son départ est une libération, celle de savoir qu’elle ne souffre plus. L’impuissance ressentie face à sa douleur et sa solitude était insupportable.

Déconfinement -

Nous avons informé, par téléphone, tous ses amis de son départ. L’émotion était forte. Ils l’exprimaient lors de nos conversations où j’ai compris qu’ils n’arrivaient pas à intégrer son départ.

Nous avions envisagé d’organiser une petite cérémonie en son honneur en Bourgogne pour que ses amis puissent lui dire au revoir mais n’avions défini ni quand, ni la forme.

15 jours après son inhumation dans le sud, les directives assouplies, j’ai pu traverser toute la France et me rendre à son domicile pour pouvoir effectuer les lourdes démarches administratives.

J’ai trouvé le quartier en état de choc. J’ai mesuré combien était difficile pour eux, la brutalité, la violence de ce qui avait été vécu collectivement et individuellement.

Il leur était impossible de faire le deuil. En plus, il émanait d’eux leur propre peur du grand départ vu les conditions épouvantables que personne n’aurait pu envisager.

Le pire était que les volontés connues et affirmées de ma mère n’aient pu être respectées et ça c’était vraiment le plus violent...

Je m’étais engagée, depuis de nombreuses années, à tout faire pour les respecter ses volontés. Mais, la faute à pas de chance si tout cela intervient dans le grand chamboule tout de ce P.... de Virus ! Difficile de me sentir en paix alors que j’avais le sentiment d’avoir failli à mes devoirs de « fille »...

Une chienne montre la voie de la résilience

Diana, la chienne de ma mère, était aussi la chienne de tout le voisinage, une labrador totalement dévouée à ma mère, un énorme boudin sur pattes qui câlinait et engloutissait les friandises de tous ces anciens débordants d’amour et d’affection. Une forme de gouvernance participative de l’amour...

Il semblait qu’elle ne pourrait pas survivre à la séparation d’avec ma mère tant leur lien était fort.

Je l’ai recueillie depuis 15 jours, elle a découvert le Pays Basque, ses montagnes, ses torrents, ma jeune chienne et mes ânes... perdu du poids et retrouvé une joie de jeune chiot, la mamie s’éclate dans la nature... Elle m’étonne chaque jour par sa capacité d’adaptation, je ne la reconnais pas...

Elle m’a accompagnée lors de ma traversée pour retourner chez ma mère. Comment allait elle réagir en retrouvant l’environnement si familier ?

Elle faisait partie des préoccupations des amis : « comment cette chienne si attachée allait-elle survivre à la disparition si brutale de Thérèse ? »

Leur étonnement de la voir en pleine forme et joyeuse, très proche de moi, les a partiellement apaisés. Ouf ! tout allait bien pour Diana, même revenir à la maison ne la perturbait pas...

J’ai réalisé qu’elle nous montrait une voie, celle du chemin du deuil : de la résilience à l’état pur sur 4 pattes...

Alors il fallait penser et agir « autrement » rapidement...

La puissance des rituels...

De la cérémonie dans le midi, j’avais ramené 2 cadres, exposés lors de l’inhumation, contenant les photos de ma mère avant qu’elle n’entre dans une déchéance physique.

Arrivée chez elle, je les ai installés dans son salon et ainsi eu le sentiment de « la ramener à la maison »...

Cette maison aux volets fermés depuis 2 mois, retrouvait vie.

Une invitation informelle à un apéritif, avec ou sans masques, a été lancée auprès de tous ses amis. Surpris et malgré la peur de la proximité, ils ont tous répondu présents.

Avec ma nièce, nous avons sorti toute sa vaisselle, préparé des toasts avec des produits de tous les endroits où vivent ses descendants. Nous avons réalisé de délicieux tiramisus avec les framboises de son jardin.

Tout se mettait joyeusement en place, nous avions toutes les 2 le sentiment que ma mère se réjouissait de voir la vie revenir dans sa maison. Cela nous émouvait aux larmes, de gratitude et de joie. Surprenant...

A l’heure dite, ils étaient tous là, graves, émus, ensemble après de si longues semaines de distance, de solitude et de tristesse.

J’ai fait le discours suivant, je parlais lentement et je voyais les têtes émues manifester leur approbation, je sentais combien les mots résonnaient en eux :

« Il y a 15 jours, sur ta terre natale, entourée de ta famille, nous avons dit au revoir à la mère que tu as été.

Ils étaient nombreux à n’avoir pu être présents en terre cathare pour t’exprimer leur amour, leur amitié et leur gratitude, mais ils l’étaient par la pensée, par le cœur, notamment depuis Champforgeuil où tu as construit ta maison et une bonne partie de ton existence.

Depuis notre arrivée lundi, avec Manon, nous avons mesuré la place que tu tenais dans ta communauté, dans ton quartier, dans ta maison.

Alors aujourd’hui, ce n’est pas à la mère que s’adressent mes mots mais à Thérèse, la femme, l’amie, la complice que tu as été pour tous ceux qui sont réunis ce soir.

Ils font partie de ce qui était important pour toi, non pas une famille de sang, mais une famille d’âme : tes amis, voisins, ceux avec qui tu as partagé depuis tant d’années tes joies et tes peines, ils sont tous venus pour te dire au revoir.

La maladie qui mangeait ta mémoire et un virus ont imposé leur terrible loi, et n’ont pas permis de respecter tes dernières volontés mais notre réponse est là !

Tous savent combien cette maison, ton jardin, ta chienne, tes poules étaient importants pour toi.

Que c’est dans, et de, cette maison que tu voulais partir. C’était notre plus grande tristesse que cela n’ait pu être.

T’en voir éloignée dans des conditions difficiles, dans la souffrance, dans la solitude imposée par le confinement, a été un déchirement pour tous.

Les mots que nous entendons le plus sont que tu étais une « grande Dame » hors normes qui ne lâchait jamais rien face à l’adversité

Alors, notre réponse est à la hauteur de ta réputation et de tes attentes, nous fêtons ton départ, dans l’émotion certes, mais la joie au cœur, celle d’être conscient de réaliser ensemble ta dernière volonté, un sacré pied de nez au destin, au virus, à la maladie et à leur dictat !

Nous allons lever notre verre à la Grande Dame que tu as été et ce, dans TA maison, dans Ton salon, dans tes souvenirs, avec ta chienne Diana,  dans la joie et le partage pour te dire AU REVOIR.

Merci à tous ceux qui sont là pour tout ce qu’ils ont fait pour toi. Merci pour tout ce que tu nous as apportés à tous.

Va en paix. « 

Ils sont d’abord restés dans le silence, puis ils ont pris la parole spontanément, à tour de rôle, parlé d’elle, de leur relation, de ce qui avait été si douloureux... Ma mère souriait sur le buffet.

Nous avons levé notre verre en son honneur et un joyeux brouhaha s’est installé, chacun y allait de son anecdote, de ses souvenirs, toutes les belles choses vécues depuis 50ans refaisaient surface, les plaisanteries ont commencé à fuser, la joie s’est invitée, la convivialité, le partage, les amuse-gueules et le bon vin, ont eu raison des peurs, des images traumatisantes, de la mort...

Les voisines ont pris le chemin de la cuisine, la vaisselle a été faite en commun, SA vaisselle... puis rangée à la place qui a toujours été la sienne...

Le balai passé...

Dans ces gestes simples, un « au revoir » a été fait, les promesses tenues, la souffrance apaisée et le virus oublié... La vie a gagné !

Ils sont tous partis le cœur léger, le pas...pas trop assuré, mais les déambulateurs connaissaient le chemin... Ils avaient le sourire et la gratitude.

Son ami est parti avec l’une des photos, elle lui tiendra compagnie, l’autre reste sur le buffet.

Le deuil va se faire...

Nous avons refermé les volets.

Mission accomplie, volontés respectées, tu es revenue chez toi.